Chemins d'Afrique VOL 1-No 2-June 2021

An online platform to share ideas to foster economic, social, and political transformations in Africa. The seriousness of an academic journal and the lightness of a magazine.

CHEMINS D’AFRIQUE PROCHAINES ÉTAPES ?

Vol 1 • N° 2

Oby Ezekwesili

Patrick Chamoiseau

Lokua Kanza

Eric Maskin

Justin Yifu Lin

Phyllis Wakiaga

Antoinette Sayeh

PLUS

• Sophie Bessis • François Bourguignon • Terryanne Chebet • Peter Timmer • Robert Brazza • Jaime de Melo • Keun Lee • Samia Kassab • Thabi Leoka • Hemley Boum / Anne-Sophie Stefanini • Hala Moughanie • Gauz • Alphadi • Veronique Tadjo • UN PLAN DE CRÉATION D’EMPLOIS DÉCENTS

2021 Chemins d’Afrique

Calendrier lagunaire J’ habite une blessure sacrée j’habite des ancêtres imaginaires j’habite un vouloir obscur j’habite un long silence j’habite une soif irrémédiable j’habite un voyage de mille ans j’habite une guerre de trois cent ans j’habite un culte désaffecté entre bulbe et caïeu j’habite l’espace inexploité j’habite du basalte non une coulée mais de la lave le mascaret qui remonte la valleuse à toute allure et brûle toutes les mosquées

Aimé Césaire (1913-2008)

je m’accommode de mon mieux de cet avatar d’une version du paradis absurdement ratée -c’est bien pire qu’un enfer- j’habite de temps en temps une de mes plaies chaque minute je change d’appartement et toute paix m’effraie tourbillon de feu ascidie comme nulle autre pour poussières de mondes égarés ayant crachés volcan mes entrailles d’eau vive je reste avec mes pains de mots et mes minerais secrets j’habite donc une vaste pensée mais le plus souvent je préfère me confiner dans la plus petite de mes idées ou bien j’habite une formule magique

les seuls premiers mots tout le reste étant oublié

j’habite l’embâcle j’habite la débâcle

EQUIPE. Comité éditorial: Shanta Devarajan, Georgetown University ; Christelle Amina Djouldé, University of Ngaoundéré ; Laure Gnagbé Blédou, Abidjan Lit ; Simon Inou (Coordonateur Europe) ; Célestin Monga, Harvard Kennedy School of Government (Directeur); Lydie Moudileno, University of Southern California; Charles N’cho-Oguié, University of San Francisco. Davina Osei, University of Maastricht; Conception graphique par Fabrice Boka et Ismael Koné. Christian Djachechi et Angelle B. Kwemo (stratégie de production et conseil juridique). Nous remercions les contributeurs, artistes, Unsplash, shutterstock, Freepik et les photographes qui ont bien voulu nous offrir leurs idées et leurs créations. Madeleine Velguth et Edwige Dro ont contribué à la traduction. AVERTISSEMENT. African Pathways et Chemins d’Afrique sont des revues trimestrielles. Les opinions qui y sont exprimées sont celles de leurs auteurs et ne représentent pas nécessairement celles du M-MADE Group, 867 Boylston Street, 5th Floor, Boston, MA, 02116, USA. Tel: +1-508-444-9360.

j’habite le pan d’un grand désastre j’habite souvent le pis le plus sec du piton le plus efflanqué-la louve de ces nuages- j’habite l’auréole des cétacés j’habite un troupeau de chèvres tirant sur la tétine de l’arganier le plus désolé à vrai dire je ne sais plus mon adresse exacte…

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Chemins d’Afrique

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Sommaire

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Hala Moughanie Ce que nous pouvons encore prendre à l’Afrique

François Bourguignon Les quatre temps du développement économique africain

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12 Mon message à l’Afrique Antoinette Sayeh

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Aimé Césaire Calendrier lagunaire ..................................................... 3 Célestin Monga Déficit d’éxécution ....................................................... 6 Patrick Chamoiseau Quelques non-définitions ou indéfinitions de la beauté ............................................. 8

ACTIONS

Phyllis Wakiaga Numérisation et reprise économique ............................ 72 Thabi Leoka Pandémie: quelles leçons? .......................................... 76 Terryanne Chebet Top 10 des activités annexes pour 2021 ....................... 80

Eric Maskin Enigmes de la mondialisation et de l’inégalité

Sophie Bessis L’Afrique : d’où vient-elle et où va-t-elle ?

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TENDANCES

PRESCRIPTION

Antoinette Sayeh Mon message à l’Afrique ............................................ 12 Eric Maskin Enigmes de la mondialisation et de l’inégalité .............. 16 Globalisation et inégalité en Afrique ............................ 20 François Bourguignon Les quatre temps du développement économique africain ................................................... 24 Peter Timmer Agriculture : Souvenirs d’Asie et d’Afrique .................. 30

Célestin Monga Un plan de création d’emplois décents ........................ 86

Alphadi L’échec, c’est la réussite !

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TRACES

QUÊTE

Sophie Bessis L’Afrique : d’où vient-elle et où va-t-elle ? ................. 36 Hala Moughanie Ce que nous pouvons encore prendre à l’Afrique ........ 46

Samia Kassab L’intrus africain ........................................................... 108 Véronique Tadjo Littérature et écologie en Afrique ................................ 110 Hemley Boum / Anne-Sophie Stefanini Le voyage ................................................................. 116 Gauz Front de Libération des Classiques Africains ............... 120

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VISIONS

Lokua Kanza Confessions 128

Patrick Chamoiseau Quelques non- définitions ou indéfinitions de la beauté

Oby Ezekwesili Pour une nouvelle classe de dirigeants politiques ........ 52 Justin Yifu Lin Industrialisation : expérience chinoise et leçons pour l’Afrique du Nord ..................................56 Keun Lee Piège du revenu intermédiaire : leçons pour l’Afrique .................................................. 62 Jaime de Melo Deux défis à l’intégration africaine ............................... 66

SYNOPSIS

Gauz Front de Libération des Classiques Africains

Terryanne Chebet Top 10 des activités annexes pour 2021

Lokua Kanza Le bonheur troublant de Lokua Kanza ........................ 126 Robert Brazza Recettes de vie .......................................................... 132 Alphadi L’échec, c’est la réussite ! .......................................... 136

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Déficit d’éxécution Edito

D es nudistes maqués envahissent un stade de baseball, courent sur la pelouse et interrompent momentanément le match. Après cette inhabituelle perturbation, la question de savoir si c’étaient des hommes ou des femmes est posée à Yogi Berra, légendaire joueur qui était sur la pelouse. Sa réponde : “Je n’en sais rien. Leurs têtes étaient recouvertes !...” Cette histoire illustre ce qui est peut-être le principal problème en économie aujourd’hui : l’incapacité de nombreux chercheurs à regarder dans la bonne direction pour trouver des réponses. Partout en Afrique, le changement est en marche et stimule des débats sur l’avenir du continent. Des millions de citoyens

Célestin Monga

@CelestinMonga

essaient de trouver les bonnes solutions à leurs difficultés. Malgré l’optimisme que suscite cette dynamique, je demeure préoccupé. Car les acteurs importants ne semblent toujours pas avoir trouvé les bonnes stratégies. Il est difficile de participer à certaines réunions et de voir les experts (souvent étrangers) consacrer leur énergie à l’évaluation des financements accordés par les gouvernements africains aux “secteurs prioritaires” (définis arbitrairement par les préférences politiques des bailleurs de fonds). Il est tout aussi pénible de voir ces personnes, souvent bien motivées, se contenter de compter le nombre de réformes adoptées par les Etats pour “améliorer le climat des affaires” pour décider sis les choses vont bien, et si le pays mérite davantage de financements extérieurs. Ils me rappellent Yogi Berra, car ils regardent dans la mauvaise direction. Ils demandent l’impossible : aucun pays dans l’histoire du développement économique n’a commencé son processus de transformation économique avec un excellent climat d’affaires érigé en préalable. Nous ne nous instruisons pas suffisamment. Nous ne sommes pas intellectuellement curieux. Nos dirigeants méprisent les (bonnes) idées— beaucoup d’entre eux voudraient seulement rester au pouvoir ad vitam aeternam, sans avoir des résultats à montrer. Et la communauté internationale est heureuse de les soutenir à tout prix, tant qu’ils réservent des marchés publics juteux à des entreprises des pays puissants et offrent des bases militaires en Afrique pour “le combat international contre le terrorisme”. Tout le monde en Afrique le sait. Le cynisme interdit l’action. Pour relever le défi de l’action et de l’exécution des politiques publiques, nous devons résorber au préalable le déficit de vision, et regarder dans les bonnes directions. Nous devons adopter les bonnes idées et pratiques ayant fait leurs preuves, tout en les adaptant au contexte particulier de l’Afrique. Ce nouveau numéro de African Pathways-Chemins d’Afrique ambitionne de proposer quelques idées nouvelles. Je suis reconnaissant aux nombreux collègues et amis qui y ont contribué.

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Quelques non-définitions ou indéfinitions de la beauté T oute beauté est un éclat d’existence, un concentré de chose vivante dans son tragique, dans son horreur, dans sa merveille, dans le rayonnement de sa présence. La beauté est ce qui est toujours neuf, toujours inattendu, toujours inespéré, et qui ouvre à plénitude. La beauté soudain réinvente le regard, suscite un brusque, et vaste, paysage intérieur. La rencontre avec la beauté est à chaque fois une naissance, elle est toujours bouleversante, joyeuse et totale.

Chaque beauté contient, dans une continuité indiscernable, l’éclat de toutes les beautés qui l’ont précédée. C’est la conscience de cette continuité qui crée un état esthétique.

artistique, toute expérience esthétique, précieuse et déterminante : c'est-à-dire inoubliable.

La beauté contemporaine est sobre, car c’est dans la sobriété, l’épure, voire la concision ou l’ellipse, que peuvent se dévoiler les lignes infinies et complexes, l’architectonique impensable, d’une démesure de la démesure. C’est pourquoi Miles Davis ne jouait, de seconde en seconde, que la note la plus belle, et souvent la plus simple. La beauté ne proclame jamais, elle déroute, elle déporte, elle défait, elle dévoile dans l’obscur ou dans l’éclat. Son chant vous empoigne et vous oblige à chercher le moyen de l’entendre. Sa parole vous incline sous sa présence et vous force à chercher, où, et comment, la comprendre.

Aucune beauté n’annule la précédente : elle l’augmente et la renouvelle.

La beauté est plénitude, c'est-à-dire une attraction qui donne envie de plénitude.

La beauté surgit dans cette connaissance particulière qu’elle est seule à pouvoir exprimer.

En art, la connaissance ne vaut et n’existe que par la beauté, c’est pourquoi cette connaissance n’est pas celle de la science ou de la pensée spéculative, bien qu’elle soit informée d’elles.

Une beauté seule peut remplir la poétique de toute une vie.

A l’espoir qui n’a plus d’espoir, il reste la beauté.

La beauté est toujours inattendue et neuve, c’est pourquoi l’esthétique qui la suit ne peut jamais la rattraper. En revanche, l’esthétique peut découvrir de la beauté, mais c’est très rare. La beauté est toujours inattendue et neuve, c’est pourquoi on la reconnaît avec un peu d’esthétique, mais beaucoup de liberté d’esprit, de sentiment et d’intuition. La lumière ne peut envisager la beauté que dans l’ombre, ou dans son impossible rapport à l’ombre ; et l’ombre élabore sa beauté dans ses rapports à la lumière. Pour Kundera, la beauté (littéraire ou autre) serait la lumière subitement allumée du jamais-dit, du jamais- vu, du jamais-pensé : c’est pourquoi elle réinvente le regard, ouvre des paysages, et c’est pourquoi elle étonne toujours.

Et la fréquentation d’une beauté peut amener toute une vie à la transfiguration.

La beauté est toujours à l’amorce de tous les commencements, de tous les re-commencements.

Tous les arts ne sont que des portes vers une connaissance autre : celle de la beauté.

La beauté seule peut allier le rationnel à l’irrationnel, la lucidité au rayonnement du mythe.

Il existe une bêtise de la beauté : c’est quand elle n’atteint à aucune interrogation, n’ouvre à aucune connaissance : c’est peut-être la plus juste définition du joli, ou du beau normatif ou du beau conventionnel. Toute existence est tragique du fait de sa mort inéluctable, c’est pourquoi le mieux à faire, est de la vivre en beauté ; d’où le précieux des arts, et la nécessité d’une dimension poétique de la vie. Le beau est donc un art de vivre.

La beauté cristallise toujours l’incertitude, l’ouvert, le doute, l’instable, l’incompréhensible, c’est en cela qu’elle n’est jamais une vérité totalitaire, et qu’elle peut combattre toute vérité totalitaire. La beauté fréquente toujours une vérité qui est à découvrir, jamais une vérité établie. C’est pourquoi elle est si précieuse en cette période que nous vivons et dans laquelle nous avons tout à tout réinventer.

Patrick Chamoiseau Ecrivain.

@PCHAMOISEAU

Toute beauté est un éclat de complexité ouverte.

C’est la beauté qui rend toute connaissance

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Tendances

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Mon message à l’Afrique Chemins d'Afrique s'entretient avec la femme Africaine la plus puissante du monde

Chemins d'Afrique : LeFMI vient deconclureses réunionsdeprintemps. Quel regard portez-vous sur les perspectives de l’Afrique subsaharienne ? Antoinette Sayeh : La pandémie de COVID-19 a provoqué une crise sanitaire et économique sans précédent en Afrique subsaharienne. La contraction de l’activité économique, estimée à 2,0 % en 2020, est la pire que la région ait jamais connue. Heureusement, nous prévoyons une reprise en 2021, avec une croissance estimée à 3,4 %. Ce changement d’orientation est le bienvenu, mais l’incertitude est forte, d’autant que la région est confrontée à de nouvelles vagues d’infection et que la croissance est très inférieure aux vigoureuses reprises attendues dans d’autres régions. Que faire ? Voyez-vous des opportunités prometteuses ? la consommation subsaharienne pourrait aussi être le moteur de la demande mondiale de biens et de services. La pandémie est encore là — plus il faut de temps pour qu’une forte proportion de la population soit vaccinée, plus grand est le risque que de nouveaux variants apparaissent et que la pandémie se prolonge partout dans le monde. C’est pourquoi notre première priorité doit être l’accès équitable et économique aux vaccins. Nous devons donc accélérer la production, la distribution et l’administration des doses vaccinales. Il sera indispensable de renforcer la coopération

à l’échelle mondiale. Le monde doit se doter d’un mécanisme équitable permettant de redistribuer les vaccins des pays qui en ont trop aux pays qui en manquent ; il faut de plus assurer le financement complet du mécanisme COVAX pour augmenter le rythme des campagnes de vaccination dans les pays les plus pauvres. Le FMI estime que mettre fin plus rapidement à la crise sanitaire pourrait générer une augmentation des recettes fiscales de plus de 1 000 milliards de dollars à l’horizon 2025. Parallèlement, les dirigeants de la région doivent poursuivre les efforts pour protéger les moyens de subsistance. En fonction de la marge de manœuvre dont ils disposent, les pays doivent continuer à fournir des aides budgétaires et du soutien monétaire adaptés. Lorsque la crise sanitaire s’atténuera, les pays auront besoin de rétablir la stabilité macroéconomique et de dynamiser la croissance à plus long terme. En termes d’opportunités, je pense que la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) a du potentiel. La région a encore du chemin à parcourir pour mieux s’intégrer dans les chaînes de valeur mondiales. Comme nous l’avons vu ailleurs dans le monde, avec le bon dosage de politiques publiques, la ZLECAf aidera la région à augmenter ses niveaux d’activité et sa croissance au fil du temps. Mais la grande opportunité ici, c’est le dividende démographique de la région. L’Afrique subsaharienne concentre en effet la plupart des pays les plus jeunes du monde, 75 % de sa population ayant moins de 35 ans. En 2030, près d’une personne sur deux entrant dans la population active sera originaire de la région. Avec une population de plus en plus urbanisée, la consommation subsaharienne pourrait aussi être le moteur de la demande mondiale de biens et de services. Êtes-vous optimiste pour la région — en dépit des gros titres que le continent suscite tout autour du monde ?

Antoinette Sayeh Directrice Générale Adjointe du Fonds monétaire international. Ancienne ministre des Finances du Liberia. @IMFNews

Absolument. Il suffit de regarder les progrès accomplis au cours des années qui ont précédé la

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pandémie pour avoir de l’espoir. En 20 ans, l’Afrique subsaharienne a réalisé de considérables gains socioéconomiques. Les taux de pauvreté, qui étaient de 60 % à la fin des années 90, ont été abaissés à près de 40 % en 2015. La région a également enregistré d’importantes avancées en matière d’éducation et d’espérance de vie. Bien que l’orientation favorable des cours des produits de base et les initiatives d’allégement de la dette aient été utiles dans certains cas, une grande partie de ces progrès est attribuable aux réformes intérieures qui ont renforcé la stabilité macroéconomique et amélioré l’accès aux financements privés. Lorsque la COVID-19 est apparue, nous avons vu avec quelle rapidité les gouvernements de la région ont réagi pour prévenir ce qui aurait pu être une crise sanitaire encore plus grave. Des pays aux ressources limitées ont mis à profit les technologies et les solutions numériques pour optimiser les dépenses et amortir les conséquences de la pandémie. Les pays de la région ont également recouru aux applicationsd’argentmobile, auxtransfertsmonétaires électroniques et à la collaboration à distance pour déployer des programmes de protection sociale ciblés sur les ménages et les entreprises vulnérables. Au Togo par exemple, le programme de transferts monétaires « NOVISSI » se sert des téléphones mobiles pour cibler les paiements sur les groupes les plus vulnérables, principalement dans le secteur informel. En Zambie aussi, des prestations ont été envoyées par téléphone mobile aux personnes qui avaient perdu leur emploi du fait de la COVID-19. Dans l’ensemble, je suis en effet optimiste pour la région. Le véritable changement se produit sur les lignes de front — des dirigeants innovants et dévoués aux populations résilientes de toute la région. On entend souvent dire qu’un grand nombre des défis auxquels l’Afrique est confrontée sont dus au manque de fonds ou aggravés par celui-ci. L’argent est-il encore la contrainte la plus forte ? Peut-on envisager de nouvelles solutions pour financer le développement africain sans tomber dans le piège de la dette ? Les pays à faible revenu de la région auront certainement besoin de financements supplémentaires. De nouveaux travaux de recherche du FMI montrent qu’ils devraient déployer entre 115 et 305 milliards de dollars dans les cinq prochaines années pour accélérer leur riposte à la pandémie, conforter les réserves de change et retrouver la trajectoire de convergence vers les niveaux de revenu

des pays avancés.

Mais il ne s’agit pas seulement de financement ou d’aide internationale. Ce dont la région a besoin, c’est de réformes transformatrices qui libèrent son formidable potentiel de croissance. À titre d’exemple, nous devons trouver des solutions pour accroître les recettes publiques et renforcer la protection sociale. Une plus grande transparence et une responsabilité accrue peuvent aider dans cet effort — comme l’investissement dans la transformation numérique et les mesures d’atténuation des conséquences du changement climatique. Bien sûr, les pays devront gérer leur situation budgétaire pour ramener la dette sur une trajectoire viable. Ces mesures aideront à accélérer la croissance à long terme et donneront des opportunités à ceux qui entrent sur le marché du travail régional. Certes, de l’aide concessionnelle de la part de la communauté internationale — dons, financements concessionnels et allégement de la dette — sera nécessaire pour couvrir ces besoins, mais les flux de capitaux privés ont aussi un rôle important à jouer. Avec des réformes soutenues, l’après-crise offre aussi une opportunité pour de nouvelles approches innovantes du financement, qui pourraient aider la région à convaincre le secteur privé de contribuer aussi au financement des investissements dont elle a besoin. Quels enseignements tirés de votre carrière ou même de votre vie personnelle pourriez-vous partager avec les jeunes Africaines aujourd’hui ? Je crois profondément dans le pouvoir de l’enseignement supérieur, l’apprentissage tout au long de la vie et l’ouverture aux opportunités qui se présentent, même si elles nous font emprunter des chemins inattendus. L’un des plus illustres fils de l’Afrique, Kofi Annan, a dit un jour : « La connaissance est le pouvoir. L’information libère. L‘éducation est la base du progrès, dans chaque société, dans chaque famille. » Pendant mes études d’économie au Swarthmore College, j’ai toujours gardé à l’esprit l’importance des facteurs non économiques du développement. C’est pourquoi j’ai décidé de faire mon doctorat à la Fletcher School de l’université Tufts, avec une orientation économique, mais en prêtant aussi attention à ces autres facteurs.

pendant 17 ans sur les questions de politiques économiques nationales et de développement, et où j’ai exercé aussi des fonctions de direction. Je ne savais pas à ce moment-là que je deviendrais le premier ministre des Finances du Libéria au sortir du conflit et que j’exercerais par la suite des fonctions dirigeantes au FMI. Chacune des étapes de ma carrière professionnelle m’a offert de précieuses expériences —et des prises de risques enrichissantes — qui m’ont préparée à l’étape suivante. Dans un monde en proie aux tensions géopolitiques grandissantes et aux perturbations économiques massives induites par la pandémie, mais qui offre aussi des opportunités de reconstruire mieux, l’enseignement supérieur avec une perspective mondiale peut faire naître une vision et des capacités à penser d’abord au monde, qui sont essentielles pour la réalisation de notre potentiel mondial. J’ai eu la chance d’avoir cette éducation tout au long de ma carrière. Mon message est donc le suivant : suivez vos rêves, imprégnez-les de responsabilité personnelle et sociale et passionnez-vous pour les rivages où ils vous emmèneront, même si ce ne sont pas ceux ce que vous aviez envisagés.

Après avoir débuté au Libéria, ma carrière m’a très vite emmenée à la Banque mondiale, où j’ai travaillé

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Enigmes de la mondialisation et de l’inégalité Conversation avec Célestin Monga, transcrite par Davina Osei.

Celestin Monga : Ça fait plaisir de te voir, Eric ! Te voir en Afrique, travaillant sur l'Afrique ou du moins réfléchissant à l'Afrique. J'ai toujours dit qu’il devrait être obligatoire pour tous les lauréats du Prix Nobel de passer du temps en Afrique !... L'un des thèmes de tes récentes recherches concerne les liens entre la mondialisation et les inégalités. Parlons-en. Eric Maskin : Merci, Célestin, pour cette opportunité. L'une des choses que les partisans de la mondialisation avaient espéré était que la mondialisation serait une force qui réduirait les inégalitésdans lespaysendéveloppement. Ils pensaient que cela se produirait en raison d'une vieille théorie économique appelée la théorie des avantages comparatifs. Les pays disposent de main- d'œuvre peu qualifiée et de main-d'œuvre hautement qualifiée et quand un pays se mondialise, il peut se spécialiser davantage dans les produits qui font largement appel aux compétences des travailleurs peu qualifiés. C'est bon pour la demande de main- d'œuvre peu qualifiée et bon pour les salaires de la main-d'œuvre peu qualifiée et cela tend à réduire les inégalités. Ainsi, de nombreuses personnes ont-elles prédit que la récente mondialisation allait réduire les inégalités.

comme les ordinateurs, qui sont produits à travers une collaboration internationale. Un ordinateur peut être conçu aux États-Unis, programmé en Europe et assemblé en Chine. Et dans ce processus de production international, les personnes très peu qualifiées sont exclues car elles n'ont rien à offrir. Elles n'obtiennent pas le boulot. Il faut au moins quelques compétences minimales pour pouvoir travailler dans une entreprise informatique internationale et c'est cet aspect de la production internationale qui, selon nous, est en grande partie responsable de l'augmentation des inégalités. Si ta théorie est vraie, les travailleurs dits peu qualifiés seront confrontés à de nombreux défis, notamment dans les pays en développement ! Si notre théorie est vraie, et nous pensons qu'il y a beaucoup de preuves en sa faveur, elle suggère que la solution au problème n'est pas d'essayer d'arrêter la mondialisation, mais plutôt d'élever les compétences de ceux qui sont au bas de l'échelle afin qu'ils puissent aussi participer aumarché du travail international. Pour ce faire, il faut investir dans l'éducation et, surtout, dans la formation professionnelle. Mais cela ne se fera pas automatiquement, car les personnes dont nous parlons, les travailleurs dont nous parlons, sont trop pauvres pour payer eux-mêmes leur éducation. Ils ne peuvent pas acquérir les compétences eux-mêmes. Leurs employeurs ne seront pas nécessairement incités à leur donner une formation qualifiante. Si je suis un travailleur non qualifié et que vous êtes un employeur qui envisage de m'embaucher, eh bien, vous devrez me donner une formation pour que je puisse travailler pour vous. Mais si vous me donnez cette formation, je peux partir et travailler pour votre concurrent, et vous perdrez donc cet investissement en moi. Vous n'êtes donc pas suffisamment incité à former des travailleurs non qualifiés par vous-même, mais disons que le gouvernement vous accorde une subvention pour me former, vous serez peut-être disposé à le faire. Et donc la formation de travailleurs non qualifiés implique une collaboration importante entre le secteur public et le secteur privé, mais à mon avis, ce type de collaboration est important pour résoudre le problème très difficile de l'inégalité dans les pays en développement.

Eh bien, ce n'est pas ce qui s'est passé ....

En effet. Ce n'est pas ce qui s'est passé. En fait, c'est tout le contraire : La Chine a connu une très forte augmentation des inégalités, l'Inde aussi, et d’autres pays qui ont bénéficié en moyenne de la mondialisation ont, dans le même temps, vu une augmentation de la dispersion des revenus où les travailleurs hautement qualifiés s'en sortent plutôt bien et les travailleurs peu qualifiés sont laissés pour compte. Et donc en collaboration avec Michael Kremer, nous avons cherché à comprendre pourquoi la théorie des avantages comparatifs n'était pas la seule théorie en vigueur. Il pourrait y avoir d'autres explications à ce qui se passe. Notre théorie est que la mondialisation actuelle n'est pas seulement une mondialisation des biens de consommation, mais aussi une mondialisation du processus de production lui-même. Il y a donc de nombreux biens,

Eric Maskin Lauréat du Prix Nobel d'Economie 2007, Titulaire de la chaire Adams University et Professeur d’économie et de mathématiques Université Harvard. @Harvard

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Que dis-tu aux responsables politiques des pays en développement qui craignent que nombre de leurs professionnels les mieux formés, qui ont reçu une excellente éducation dans des collèges et universités financés par l'État, choisissent d'émigrer ? De nombreux pays africains ont consacré une grande partie des recettes publiques provenant des impôts sur les pauvres au financement de l'éducation gratuite des professionnels qui partent ensuite travailler et vivre dans les pays riches ? Comment éviter la fuite des cerveaux dans les pays en développement ? Comment retenir les personnes qui ont reçu une formation de pays en développement dans ces pays ? Je pense que là encore, il est important de créer un partenariat. Si vous êtes prêt à me former en tant que Nigérian, de me donner les compétences qui me permettront d'obtenir de bons emplois, alors je devrais être prêt à vous donner quelque chose en retour. Par exemple, la promesse que je resterai au Nigeria pendant un certain nombre d'années afin d'utiliser mes nouvelles compétences au profit du pays. De même, si vous m'envoyez me former à l'étranger, il serait raisonnable de me demander de promettre de revenir, au moins pour quelques années, afin que le pays tire un certain bénéfice de cette formation. Quant à la possibilité de réaliser ces investissements dans le capital humain et dans l'éducation, à mon avis, et je ne suis pas le seul à penser ainsi, il n'y a pas plus importants investissements qu'un pays puisse faire que dans ses citoyens, dans son capital humain. Oui, les infrastructures sont importantes et oui, la sécurité est importante, mais s'assurer que les gens ont les compétences dont ils ont besoin pour faire leur travail est encore plus important. Et donc, dans la définition des priorités, le développement du capital humain - l'éducation et la formation professionnelle - doit figurer en tête de liste. De larges pans de la main-d'œuvre africaine sont encore prisonniers d'une agriculture de subsistance à faible productivité. Quels défis vois-tu pour la transformation de l'agriculture en Afrique dans le contexte de la mondialisation ? En fait, lorsque nous parlons de l'augmentation des inégalités dans les pays en développement, ce sont précisément les personnes laissées pour compte dans un contexte d'agriculture de subsistance qui se trouvent au bas de l'échelle de la distribution des revenus. Deux voies ont été empruntées pour tenter de résoudre ce problème. En Chine, on a déplacé les populations des zones rurales vers les villes. Il y a eu une urbanisation intense en Chine, mais même là, il y a encore des millions, des centaines de millions de personnes qui vivent à la campagne. Tout le monde

ne peut pas vivre en ville. Une autre voie consiste à faire en sorte que les gens continuent à vivre dans des environnements agricoles, mais de mettre à jour, de moderniser les techniques qu'ils utilisent pour produire des cultures, afin qu'ils n'utilisent pas seulement des techniques d'agriculture de subsistance. Ils utilisent des techniques qui produisent tellement qu'ils peuvent se nourrir et avoir assez de surplus pour gagner un revenu supplémentaire. Je pense que c'est peut-être une façon plus réaliste d'actualiser les compétences des gens.

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Globalisation et inégalité en Afrique Par Eric Maskin

supposer qu’un pays est riche parce qu'il a une plus forte proportion de travailleurs hautement qualifiés que le pays en développement. Cela veut dire que le pays riche dispose d'un avantage comparatif dans la production de biens nécessitant une forte proportion de travailleurs hautement qualifiés, par exemple des logiciels informatiques. En revanche, le pays en développement dispose d'un avantage comparatif en fournissant des biens de consommation pour lesquels la compétence n'est pas aussi importante, la production de riz, par exemple. Pour comprendre l'effet de la mondialisation, examinons les modèles de production avant et après : avant, c’est-à-dire avant que les deux pays ne puissent commercer entre eux, et après, c’est-à- dire quand le commerce est possible. La différence entre les deux peut être attribuée aux échanges commerciaux qui s’établissent. Avant la mondialisation, les entreprises du pays riche devaient produire à la fois des logiciels et du riz, deux produits demandés par leurs consommateurs mais impossible à importer. De même, les entreprises des pays en développement devaient produire les deux biens. Mais, en un sens, la production de logiciels par le pays en développement est « inefficace », parce que la main-d'œuvre, peu qualifiée, est plus apte à produire du riz, et plus utile dans ce domaine que dans la production de logiciels. Si la production est détournée du riz vers le logiciel, la demande de main-d'œuvre est réduite et les salaires peu qualifiés dans les pays en développement sont plus bas. Les travailleurs hautement qualifiés, en revanche, profitent de la production de logiciels : leurs salaires sont proportionnellement plus élevés. Supposons maintenant que les portes du commerce s’ouvrent entre les deux pays. Le pays riche va transférer la production du riz vers le logiciel, et importer du riz du pays en développement. Ce dernier va orienter sa production vers le riz et importer des logiciels du pays riche. Ainsi, le pays en développement produit désormais plus de riz et moins de logiciels, ce qui accroît la demande de travailleurs peu qualifiés. Le résultat est que les salaires des employés peu qualifiés augmente, celui des employées qualifiés baisse : il y a réduction de l’inégalité.

L a mondialisation a eu un impact considérable sur de nombreux pays africains au cours des 20 dernières années. Elle a considérablement élargi le marché de leurs exportations et leur a permis de se spécialiser davantage dans les produits pour lesquels ils disposent d'un avantage comparatif. Elle a permis aussi aux consommateurs de ces pays d'avoir accès à une gamme de produits dont ils ne bénéficieraient pas autrement. En outre, elle a entraîné une croissance impressionnante du PIB dans une bonne partie de l'Afrique ; elle a été une force importante pour améliorer la prospérité moyenne. Mais il y a un revers à la médaille. En particulier, l'écart entre les revenus des riches et des pauvres – c'est-à- dire l'inégalité des revenus – s'est considérablement creusé dans de nombreux pays africains, et la faute en incombe en grande partie à la mondialisation des marchés. Cette inégalité croissante est regrettable à au moins trois égards. Premièrement, il viole le principe moral largement répandu selon lequel les gens devraient être traités de la même façon. Bien sûr, une certaine inégalité est inévitable dans une économie moderne et performante. Dans une certaine mesure, elle peut même être utile en incitant les membres les plus productifs de la société à maintenir une productivité élevée. Mais un écart de revenu trop important est un scandale pour la plupart des gens. Deuxièmement, la tendance récente à l'inégalité a laissé à la traîne la plupart des pauvres, qui continuent de vivre dans la pauvreté. Ainsi, même si l'on ne se préoccupe pas de l'accroissement des inégalités en soi, on peut fort bien s'opposer à une situation où la croissance élevée du PIB ne parvient pas à améliorer le niveau de vie d’une grande partie de la population. Troisièmement, l'expérience historique nous apprend que les pays à forte inégalité ont tendance à être plus instables politiquement et socialement ; l'inégalité croissante déchire le tissu social. Ainsi, dans le but purement pragmatique de maintenir l'unité d’un pays, ses dirigeants chercheront à réduire les inégalités.

Pour comprendre l'effet de la mondialisation, examinons les modèles de production avant et après une aggravation des inégalités dans les pays africains ? La réponse courte est oui, parce que cette tendance contredit la théorie de l'avantage comparatif, ligne de pensée qui remonte à près de 200 ans avec David Ricardo (Ricardo 1821). La théorie explique de façon impressionnante les tendances historiques du commerce international, et elle prédit – sans ambiguïté aucune – que la mondialisation devrait réduire les inégalités dans l’économie du développement. Puisque l'avantage comparatif a été une idée si importante en économie, examinons pourquoi elle fait cette prévision. La théorie affirme que, du point de vue des échanges commerciaux, la différence importante entre les pays réside dans leurs dotations relatives de « facteurs de production », qui sont les intrants du processus de production. Étant donné que nous nous préoccupons ici des revenus et des inégalités de revenus, le travail est l'intrant le plus pertinent pour nous. Supposons qu'il se présente sous deux formes : le travail hautement qualifié et le travail peu qualifié. Pour comprendre les implications de cette théorie pour un pays en développement, il faut établir une comparaison avec un pays riche. On peut

Faut-il s'étonner que la mondialisation ait conduit à

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C’est l’explication standard pour expliquer pourquoi la mondialisation devrait réduire l'écart salarial dans les pays en développement. Et en effet, cette prédiction était exacte pour toutes les mondialisation antérieures (il faut se rappeler que la mondialisation actuelle n'est en aucun cas la première). Par exemple, il y a eu une grande expansion des échanges commerciaux entre l'Europe et les États-Unis à la fin du XIXe siècle (causée par une baisse substantielle du coût des transports de marchandises outre-Atlantique). À l’époque, l'Europe disposait d'une abondance relative de main-d'œuvre peu qualifiée (elle était une « économie en développement ») et, avec la mondialisation, l'inégalité y a été réduite, comme l'avait annoncé la théorie des avantages comparatifs. Cependant, l'avantage comparatif n'a pas été aussi favorable, car les inégalités se sont creusées dans de nombreux pays en développement. Cet échec a amené mon collègue Michael Kremer et moi- même à étudier pourquoi cette mondialisation opère différemment, et nous avons conclu que la différence tient à la façon dont s’est faite l’internationalisation du processus de production. Pensez aux ordinateurs, par exemple. Une ligne informatique peut avoir son matériel conçu aux États-Unis, ses logiciels écrits en Europe et son assemblage réalisé en Chine. Et l’on observe une tendance semblable pour des milliers d'autres produits. L’internationalisation de la production est, selon nous, l'élément distinctif le plus important de la mondialisation actuelle. Kremer et moi avons construit un modèle pour analyser les conséquences de cette production mondialisée. Dans la version la plus simple de notre approche, un processus de production se compose de deux tâches : une tâche « managériale », relativement dépendante du niveau de compétence de la personne qui l'entreprend, et une tâche « subordonnée », moins sensible aux compétences. Le travail d'une entreprise est de « jumeler » (c’est- à-dire d'embaucher) deux travailleurs, un pour gérer, l'autre pour être le subalterne. La production de l'entreprise dépendra des compétences de ces deux travailleurs.

un travailleur-4, et le rendement total est alors de 4 2 X3 + 4 2 X3 = 96), et l'appariement homogène (où chaque travailleur 3 est jumelé à un autre travailleur 3, et chaque travailleur 4 à un autre travailleur 4 pour un rendement total de 27 + 64 = 91). Dans ce cas, on peut s’attendre à ce que les forces concurrentielles conduisent à un croisement, car le rendement est alors plus élevé. Mais si l’on a une population active composée de deux travailleurs de niveau de compétence 2 et de deux travailleurs-4, on peut prédire une homogénéisation à terme de l’appariement, car 8 +64>32+32) La différence entre les deux exemples montre que certaines forces poussent dans des directions opposées. Parce que les tâches managériales et subalternes sont différenciées en fonction des compétences, l'appariement croisé peut être un bon moyen d'atteindre un rendement élevé : il s’agit de placer un travailleur peu qualifié dans la position subalterne et un travailleur plus qualifié dans la position managériale (comme dans le premier exemple). Cependant, si les niveaux de compétences sont trop différents, alors la compétence du manager est gâchée par le croisement, et c'est plutôt l'appariement homogène qui émerge (comme dans le deuxième exemple). Ainsi, comme nous l’avons dit, le genre d'appariement que l’on obtient dépendra de la main-d'œuvre disponible.

inégalités. Prenons deux pays, l'un riche et l'autre en développement. Supposons qu'il y ait quatre niveaux de compétences - A, B, C et D, où A > B > C > D - et que les travailleurs A et B vivent (principalement) dans le pays riche, tandis que les travailleurs C et D résident dans le pays en développement. Comparons maintenant l'avantage comparatif du modèle pré-mondialisation et du modèle post- mondialisation. Dans le contexte de Kremer-Maskin, « la pré-mondialisation signifie que la production internationale n'est pas possible, c'est-à-dire que les travailleurs de différents pays ne peuvent pas être appariés. Par conséquent, avant la mondialisation, on s’attendrait (pour un grand nombre de paramètres) à ce que les travailleurs A et B soient mis en correspondance dans les pays riches et que les travailleurs C et D soient mis en correspondance dans les pays en développement. Après la mondialisation, en revanche, les appariements internationaux deviennent possibles (la main-d'œuvre disponible devient mondiale), et il est fort probable, en particulier, que l’on verrait des appariements croisés entre les travailleurs B du pays riche et les travailleurs C du pays en développement. Quel est l'effet de la mondialisation sur les salaires C et D ? Comme je l'ai suggéré, les travailleurs C ont une nouvelle opportunité de jumelage (avec les travailleurs B) grâce à la production internationale. Ils devraient donc voir leurs salaires augmenter. Par contre, les travailleurs D seront jumelés soit avec des travailleurs

C (ceux qui ne sont pas alignés avec les travailleurs B), soit avec d'autres travailleurs D (correspondance homogène). Mais, dans un cas comme dans l'autre, le salaire D reste au mieux le même, et il peut même baisser. Par conséquent, la mondialisation entraîne une augmentation de l'écart entre les salaires C et D, ce qui implique que l'inégalité des revenus augmente dans les pays en développement – exactement ce que nous avons vu dans tant de pays africains. Je pense que cette théorie alternative explique en grande partie ce qui s'est passé en Afrique : les travailleurs relativement qualifiés (les travailleurs C) ont tiré de nouvelles opportunités de la mondialisation, mais les personnes les moins qualifiées (les travailleurs D) ont été laissées pour compte. Peut-être la théorie que j’ai développée avec Michael Kremer sera-t-elle utile pour expliquer pourquoi les marchés mondiaux n'ont pas réussi à réduire les inégalités dans les pays africains. J'espère que oui.

Pour prendre un exemple concret, supposons que Rendement = M 2 S

où M est le niveau de compétence du manager et S celui du subordonné. Mon hypothèse est que le type d'appariement pratiqué par l’entreprise dépendra de la force de travail disponible. À supposer qu’il y ait deux travailleurs de niveau de compétence 3 et deux travailleurs de niveau de compétence 4, deux types d'appariement sont possibles : l'appariement croisé (dans lequel un travailleur-3 est jumelé avec

Références

Kremer, Michael et Eric Maskin (2003), « Globalization and Inequality », document de travail

Cette logique permet de comprendre comment la mondialisation a des conséquences sur les

Ricardo, David (1821), On the Principles of Political Economy and Taxation, Londres, John Murray

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