Chemins d'Afrique VOL 1-No 2-June 2021

2021 Chemins d’Afrique

C’est l’explication standard pour expliquer pourquoi la mondialisation devrait réduire l'écart salarial dans les pays en développement. Et en effet, cette prédiction était exacte pour toutes les mondialisation antérieures (il faut se rappeler que la mondialisation actuelle n'est en aucun cas la première). Par exemple, il y a eu une grande expansion des échanges commerciaux entre l'Europe et les États-Unis à la fin du XIXe siècle (causée par une baisse substantielle du coût des transports de marchandises outre-Atlantique). À l’époque, l'Europe disposait d'une abondance relative de main-d'œuvre peu qualifiée (elle était une « économie en développement ») et, avec la mondialisation, l'inégalité y a été réduite, comme l'avait annoncé la théorie des avantages comparatifs. Cependant, l'avantage comparatif n'a pas été aussi favorable, car les inégalités se sont creusées dans de nombreux pays en développement. Cet échec a amené mon collègue Michael Kremer et moi- même à étudier pourquoi cette mondialisation opère différemment, et nous avons conclu que la différence tient à la façon dont s’est faite l’internationalisation du processus de production. Pensez aux ordinateurs, par exemple. Une ligne informatique peut avoir son matériel conçu aux États-Unis, ses logiciels écrits en Europe et son assemblage réalisé en Chine. Et l’on observe une tendance semblable pour des milliers d'autres produits. L’internationalisation de la production est, selon nous, l'élément distinctif le plus important de la mondialisation actuelle. Kremer et moi avons construit un modèle pour analyser les conséquences de cette production mondialisée. Dans la version la plus simple de notre approche, un processus de production se compose de deux tâches : une tâche « managériale », relativement dépendante du niveau de compétence de la personne qui l'entreprend, et une tâche « subordonnée », moins sensible aux compétences. Le travail d'une entreprise est de « jumeler » (c’est- à-dire d'embaucher) deux travailleurs, un pour gérer, l'autre pour être le subalterne. La production de l'entreprise dépendra des compétences de ces deux travailleurs.

un travailleur-4, et le rendement total est alors de 4 2 X3 + 4 2 X3 = 96), et l'appariement homogène (où chaque travailleur 3 est jumelé à un autre travailleur 3, et chaque travailleur 4 à un autre travailleur 4 pour un rendement total de 27 + 64 = 91). Dans ce cas, on peut s’attendre à ce que les forces concurrentielles conduisent à un croisement, car le rendement est alors plus élevé. Mais si l’on a une population active composée de deux travailleurs de niveau de compétence 2 et de deux travailleurs-4, on peut prédire une homogénéisation à terme de l’appariement, car 8 +64>32+32) La différence entre les deux exemples montre que certaines forces poussent dans des directions opposées. Parce que les tâches managériales et subalternes sont différenciées en fonction des compétences, l'appariement croisé peut être un bon moyen d'atteindre un rendement élevé : il s’agit de placer un travailleur peu qualifié dans la position subalterne et un travailleur plus qualifié dans la position managériale (comme dans le premier exemple). Cependant, si les niveaux de compétences sont trop différents, alors la compétence du manager est gâchée par le croisement, et c'est plutôt l'appariement homogène qui émerge (comme dans le deuxième exemple). Ainsi, comme nous l’avons dit, le genre d'appariement que l’on obtient dépendra de la main-d'œuvre disponible.

inégalités. Prenons deux pays, l'un riche et l'autre en développement. Supposons qu'il y ait quatre niveaux de compétences - A, B, C et D, où A > B > C > D - et que les travailleurs A et B vivent (principalement) dans le pays riche, tandis que les travailleurs C et D résident dans le pays en développement. Comparons maintenant l'avantage comparatif du modèle pré-mondialisation et du modèle post- mondialisation. Dans le contexte de Kremer-Maskin, « la pré-mondialisation signifie que la production internationale n'est pas possible, c'est-à-dire que les travailleurs de différents pays ne peuvent pas être appariés. Par conséquent, avant la mondialisation, on s’attendrait (pour un grand nombre de paramètres) à ce que les travailleurs A et B soient mis en correspondance dans les pays riches et que les travailleurs C et D soient mis en correspondance dans les pays en développement. Après la mondialisation, en revanche, les appariements internationaux deviennent possibles (la main-d'œuvre disponible devient mondiale), et il est fort probable, en particulier, que l’on verrait des appariements croisés entre les travailleurs B du pays riche et les travailleurs C du pays en développement. Quel est l'effet de la mondialisation sur les salaires C et D ? Comme je l'ai suggéré, les travailleurs C ont une nouvelle opportunité de jumelage (avec les travailleurs B) grâce à la production internationale. Ils devraient donc voir leurs salaires augmenter. Par contre, les travailleurs D seront jumelés soit avec des travailleurs

C (ceux qui ne sont pas alignés avec les travailleurs B), soit avec d'autres travailleurs D (correspondance homogène). Mais, dans un cas comme dans l'autre, le salaire D reste au mieux le même, et il peut même baisser. Par conséquent, la mondialisation entraîne une augmentation de l'écart entre les salaires C et D, ce qui implique que l'inégalité des revenus augmente dans les pays en développement – exactement ce que nous avons vu dans tant de pays africains. Je pense que cette théorie alternative explique en grande partie ce qui s'est passé en Afrique : les travailleurs relativement qualifiés (les travailleurs C) ont tiré de nouvelles opportunités de la mondialisation, mais les personnes les moins qualifiées (les travailleurs D) ont été laissées pour compte. Peut-être la théorie que j’ai développée avec Michael Kremer sera-t-elle utile pour expliquer pourquoi les marchés mondiaux n'ont pas réussi à réduire les inégalités dans les pays africains. J'espère que oui.

Pour prendre un exemple concret, supposons que Rendement = M 2 S

où M est le niveau de compétence du manager et S celui du subordonné. Mon hypothèse est que le type d'appariement pratiqué par l’entreprise dépendra de la force de travail disponible. À supposer qu’il y ait deux travailleurs de niveau de compétence 3 et deux travailleurs de niveau de compétence 4, deux types d'appariement sont possibles : l'appariement croisé (dans lequel un travailleur-3 est jumelé avec

Références

Kremer, Michael et Eric Maskin (2003), « Globalization and Inequality », document de travail

Cette logique permet de comprendre comment la mondialisation a des conséquences sur les

Ricardo, David (1821), On the Principles of Political Economy and Taxation, Londres, John Murray

22

23

Vol 1 • N° 2 • Chemins d’Afrique 2021

Powered by