Chemins d'Afrique VOL 1-No 2-June 2021

Chemins d’Afrique

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auxquelles le monde semble s’être accoutumé : plus de 6 millions de morts en République démocratique du Congo ; près de 400.000 morts en Syrie… Je n'ai pas de statistiques mais je ne trouve pas utile ce type de comparaisons. L'histoire humaine a de tous temps été une histoire de violences, de conquêtes, de dominations, de massacres. Était-ce pire avant ? Les historiens estiment que Tamerlan a massacré pas loin de 5% de la population mondiale de son époque. Mais, plus près de nous, si l'on fait l'addition des morts dus aux deux guerres mondiales et au génocide perpétré par les nazis, de ceux commis par le régime stalinien puis par le "grand bond en avant" maoïste, sans compter les guerres de décolonisation, on dépasse les cent millions de morts, c'est également une jolie performance. L'on peut probablement dire qu'en proportion de la population d'il y a quelques millénaires ou quelques siècles, les saignées démographiques dues aux guerres, aux traites, aux

hélas, la contre-révolution menée initialement par les monarchies du Golfe a donné un coup d'arrêt aux processus révolutionnaires. Au Bahreïn, l'intervention directe de l'armée saoudienne a rétabli la toute-puissance de la monarchie locale. En Libye, l'intervention occidentale a produit un chaos qui s'est exporté dans l'ensemble de la région sahélienne. L'Egypte a connu dès 2013 une brutale restauration autoritaire avec l'aide de l'Arabie saoudite et des Emirats. En Syrie, la sanglante dynastie Assad a été sauvée par l'engagement russo-iranien après que les Etats-Unis ont refusé d'intervenir malgré l'utilisation par le régime d'armes chimiques contre son peuple, que Barak Obama avait pourtant désignée comme une ligne rouge à ne pas franchir. De l'autre côté, les monarchies du Golfe ont surarmé les mouvements jihadistes qui leur étaient affidés. Les femmes africaines sont les principales productrices de nourriture du continent. Elles sont astreintes aux travaux pénibles comme le portage de l'eau. La Syrie n'existe plus aujourd'hui. Ce champ de ruines qu'elle est devenue est découpé entre puissances alliées ou concurrentes, Russie, Iran, Turquie, au prix de plus de 500 000 morts et de millions de déplacés. C'est une tragédie. Seule la Tunisie n'a pas sombré et, après avoir congédié son dictateur, tente tant bien que mal de construire une démocratie. L'entreprise ne va pas sans heurts, la situation économique et sociale y est plus que préoccupante, les revendications des couches populaires n'ont reçu aucune réponse, mais l'espoir est encore possible dans ce pays où une société civile très dynamique tente de faire face à la consternante médiocrité de la classe politique. Faut-il pour autant prononcer l'oraison funèbre des printemps arabes ? Pas tout à fait car le "virus" démocratique y a pris racine et 2011 a ouvert une nouvelle séquence historique pour cette vaste région dont une partie est africaine. La deuxième vague des soulèvements en 2019, du Soudan à l'Irak et à l'Algérie, montre que, malgré les difficultés et les drames, on ne pourra pas éternellement interdire à ces peuples de jouir de la liberté et de la dignité, mots-clefs de ces révolutions.

Encore une fois, la situation n'est pas monolithique. Entre la Tunisie ou l'Afrique du Sud d'un côté dont les lois figurent parmi les moins inégalitaires du continent et où le taux de scolarisation des deux sexes est à peu près égal et des pays sahéliens comme le Niger ou le Tchad où les inégalités sont abyssales, les opportunités pour les femmes ne sont pas les mêmes. Mais, dans l'ensemble, la situation n'est pas brillante. Certes, la scolarisation a été étendue aux filles, essentiellement dans les villes. De nouvelles générations de filles éduquées revendiquent partout de participer à la vie sociale, économique et politique de leurs pays et veulent prendre leur destin en main. Certaines ont acquis des positions de pouvoir. Mais très peu de pays ont modifié leurs lois dans un sens égalitaire et l'inégalité juridique est la règle en Afrique, à quelques rares exceptions près comme le Cap Vert. La conjonction de cultures patriarcales solidement ancrées dans les mentalités, d'un retour du religieux dans ses versions les plus conservatrices et les plus misogynes, et d'une pauvreté dont les femmes restent les premières victimes n'a guère fait avancer les choses. Résultat, avec l'Asie du Sud l'Afrique subsaharienne détient des records en matière de mariages précoces et forcés des filles. Dans de nombreux pays, la polygamie demeure très répandue, la contraception est difficile d'accès et beaucoup d'hommes y sont hostiles. Quant à l'IVG (interruption volontaire de grossesse), elle reste interdite dans la plupart des pays, même en cas d'inceste ou de viol comme au Sénégal. L'inégalité successorale est la règle et pas seulement dans les pays musulmans, même ceux qui se disent laïcs car les lois religieuses ou coutumières coexistent avec les lois civiles. Alors que l'Afrique subsaharienne a un urgent besoin d'accélérer sa transition démographique, elle ne pourra y parvenir que si les femmes cessent d'être cantonnées à la maternité et à la sphère domestique élargie aux activités économiques informelles, que si elles acquièrent des droits juridiques les mettant à égalité avec les hommes. Les femmes africaines sont les principales productrices de nourriture du continent, elles sont astreintes aux travaux pénibles comme le portage de l'eau. Elles n'ont pas les droits qu'elles méritent. Et bien des présidents qui se disent progressistes n'ont pas fait grand-chose pour améliorer leur condition. Certains chercheurs qui étudient l’histoire en regardant la « longue durée » estiment que le monde est bien plus paisible aujourd’hui qu’il y a un siècle ou un millénaire. Partagez-vous ce point de vue ? Spéculons : comment les historiens du futur analyseront-ils certaines situations actuelles

de 1950 à 2050, elle sera passée d'environ 150millions d'habitants à quelque 2 milliards et d'ici quelques années cette population sera majoritairement urbaine alors que la ruralité a marqué l'histoire du continent. Jusqu'ici ce formidable défi n'a pas été véritablement géré. Il est à craindre que, du fait de la condition des femmes que j'évoquais plus haut, la transition démographique continue d'être trop lente, enflant les rangs d'une jeunesse à laquelle aucun avenir n'est offert, hormis dans des minorités sociales privilégiées. Les jeunes hommes - et de plus en plus de femmes aussi - tentent avec les risques que l'on sait la traversée de la mer ou du désert pour aller bénéficier, croient-ils, de la prospérité occidentale. D'autres sont attirés par la propagande jihadiste et rejoignent les rangs de ces nouvelles armées de Dieu où ils trouvent dans leurs conquêtes, leurs rapines et leur cruauté une illusion de puissance. Les deux premières générations politiques d'après l'indépendance ont largement failli sur notre continent. J'espère que la troisième saura relever le gant. Mais, d'ici là, que

famines, étaient plus importantes qu'aujourd'hui, mais ce n'est pas le cas en chiffres absolus. Les chiffres que vous avancez vous- même, 6 millions de morts au Congo, vraisemblablement plus d'un demi-million en Syrie, sans compter les "petites" guerres, les massacres localisés, les pandémies actuelles ou à venir, tout cela mis ensemble fait quand même beaucoup de monde. Je ne crois pas que, sur ce plan, l'humanité soit encore sortie de son état de barbarie. Et les crises contemporaines ne donnent pas l'image d'une planète paisible ni d'une humanité assagie. Certes,

voulez-vous que je dise à la jeune fille d'une des régions que vous citez ? Je voudrais lui dire de se battre pour elle d'abord, puis pour les siens, pour son avenir et pour un avenir collectif. Mais quels outils lui a-t-on fourni pour le faire ? Quels matériaux lui a-t-on donné pour lui permettre de construire ? De quelle autonomie dispose-t- elle ? Certes l'Afrique souffre de sa dépendance encore trop grande à l'égard des anciennes et des nouvelles puissances qui lorgnent sur ses richesses. Mais elle souffre aussi du caractère prédateur de ses couches dominantes qui, à quelques exceptions près,

l'Europe occidentale et l'Amérique du Nord sont des îlots de paix dans un monde bouleversé, mais à quel prix pour le reste du globe ? Votre parcours personnel a inspiré plusieurs générations d’intellectuels et de chercheurs africains. Que diriez-vous à une jeune fille de 15 ans au Kivu, au nord du Mali ou nord du Nigeria ? Etes-vous optimiste pour l’Afrique ? Vous me faites trop d'honneur. Mais il est intéressant de savoir ce que pourrait dire une Africaine de ma génération à une jeune Africaine d'aujourd'hui. Il ne s'agit pas pour moi d'être optimiste ou pessimiste mais d'essayer de voir quels fruits peut produire la réalité d'aujourd'hui. L'Afrique vit une de ses plus grandes révolutions depuis des siècles. En un siècle,

se sont souciées comme d'une guigne de leurs peuples. Je sais que la critique est aisée tandis que l'art est difficile. Mais tout de même, quand je vois les luxueux gratte-ciels du centre des capitales et les somptueuses demeures de leurs quartiers chic, quand je vois aussi dans des villages l'armoire à pharmacie rouillée du dispensaire où traîne une vieille boîte d'aspirine et quelques doses d'antipaludéen à côté d'un préau meublé de quelques bancs qui sert d'école, je ne peux manquer de me dire que quelque chose a été raté et qu'il est urgent de réparer pour repartir du bon pied. Dans l'un de ses ouvrages, le grand anthropologue Claude Lévi-Strauss affirme que "rien n'est joué, nous pouvons tout reprendre. Ce qui fut fait et manqué peut être refait". C'est peut-être cela l'optimisme.

Le statut et la situation des femmes africaines ont- ils évolué positivement depuis les indépendances ?

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Vol 1 • N° 2 • Chemins d’Afrique 2021

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