Chemins d’Afrique
2021
J ’avoue. La première fois que j’ai mis les pieds sur le Continent, c’était nourrie de fantasmes. S’entrechoquaient dans ma tête les mots « wax », « Ebola », « Sankara », « diamants de sang », « danse », « misère », « baobab ». Or, force est de constater que le fantasme ne dit rien sur le fantasmé mais tout sur celui qui le produit ; et avant toute chose, son ignorance. Entre le fantasme et la connaissance, s’ouvrait devant moi un gouffre que seul le voyage, entendu comme la mise à disposition de soi, pouvait peut-être combler. Je ne suis pas certaine que mes déplacements dans le Sahel permettent d’expliquer l’Afrique – la connaissance aussi peut être un mirage. Je ne peux que témoigner de ce qu’ils m’ont appris. J’ai eu la chance de traverser des paysages immenses, où le désert succède aux fleuves, les collines luxuriantes aux dunes de sable rose. J’ai alors revu ma géographie et découvert, stupéfaite, que pour traverser ces terres multiples, il fallait, du Cap à Alger, franchir 10 183 km, soit près de quatre fois un Paris-Moscou. Pourtant, l’Afrique reste, dans le langage commun de ceux qui lui sont extérieurs, cet espace immatériel réduit à un mot unique. J’en ai déduit que ce territoire était perçu comme secondaire, sorte d’arrière-cour dans les esprits qui ne veulent pas le voir. Dans le même temps, par un système pervers de vases communicants, certains lieux, géographiquement rabougris mais convaincus d’être les centres du monde, étaient hypertrophiés de puissance politique, économique et culturelle. Cette torsion de l’esprit, les régions que j’ai arpentées la donnent à voir. J’ai constaté les dégâts de l’extraction de minerais qui font les premières puissances mondiales - aucune n’est du continent ; de l’exploitation des champs de riz ou de coton qui nourrissent et habillent les autres ; des chalutiers qui raclent les fonds des mers, les abîment, les éventrent, pour remplir la bouche des autres. Ces contrées dépecées disent de manière organique l’état du monde présent. Ce que nous pouvons encore prendre à l’Afrique
Elles mettent en lumière les secrets inavouables du capitalisme sauvage et démontrent que le confort des lieux de puissance, tant matériel qu’intellectuel, a des répercussions concrètes, gravées dans la chair des humains comme dans celle des roches. Sans gratitude aucune, les terres africaines sont en retour transformées en poubelle du système économique et politique qu’elles alimentent. Et leurs sociétés sont maintenues dans un état de dépendance permanent par ceux-là même qui en dépendent grâce à un solide maillage d’intérêts nationaux et internationaux qui les relègue au rang de proies d’Etats défaillants. Ceux-là disent tant l’échec des modèles politiques appliqués à l’Afrique que la persistante reproduction de centenaires schémas de prédation, qui font des pays les plus riches en ressources naturelles, les nations les plus pauvres en terme de PIB par habitant. Mais aussi, l’Afrique que j’ai rencontrée est le plus grand défi aux systèmes d’oppression dont elle résulte. Parce qu’en même temps qu’elle les alimente, elle leur échappe. Le fait est que ses communautés ont survécu – survivent encore – au pillage et à la destruction. Elles ont traversé les siècles de violence – de la traite humaine à l’exploitation des mines de coltan –, tout en préservant leurs coutumes, langues, expressions artistiques, croyances. Surtout, persistent des structures traditionnelles et coutumières probablement millénaires. Elles sont, d’un point de vue externe, perçues au mieux comme d’exotiques objets d’étude ou d’émerveillement, au pire comme rétrogrades. En réalité, elles ont été et sont encore un socle qui permet tant à l’individu qu’au collectif de persévérer dans une vie fragilisée par des situations économiques et sécuritaires difficiles – les guerres apparaissent vite sur les terres qui regorgent de pétrole et de tourbe fertile. Ces structures se meuvent à la lisière du système politique en place. Elles le connaissent, le frôlent, négocient avec lui, mais elles n’y sont pas intégrées ; elles évoquent un monde à elles, ébranlé certes, mais toujours vivace. Hors temps et en dissonance d’avec les intérêts politiques et économiques immédiats, elles conservent un lien mémoriel avec un soi profond, façonné de sagesse. Ici, pour cohabiter dans le respect des uns et des autres, on parle trois, quatre, six langues – il faut communiquer avec tous – ; on connaît les La vie et la mort sont abordés comme les variables d’ajustement des économies qui graduent tout, des utérus aux cercueils
Hala Moughanie Ecrivaine, consultante.
Photo : Serine Dalloul
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Vol 1 • N° 2 • Chemins d’Afrique 2021
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