Chemins d'Afrique VOL 1-No 2-June 2021

2021 Chemins d’Afrique

Enigmes de la mondialisation et de l’inégalité Conversation avec Célestin Monga, transcrite par Davina Osei.

Celestin Monga : Ça fait plaisir de te voir, Eric ! Te voir en Afrique, travaillant sur l'Afrique ou du moins réfléchissant à l'Afrique. J'ai toujours dit qu’il devrait être obligatoire pour tous les lauréats du Prix Nobel de passer du temps en Afrique !... L'un des thèmes de tes récentes recherches concerne les liens entre la mondialisation et les inégalités. Parlons-en. Eric Maskin : Merci, Célestin, pour cette opportunité. L'une des choses que les partisans de la mondialisation avaient espéré était que la mondialisation serait une force qui réduirait les inégalitésdans lespaysendéveloppement. Ils pensaient que cela se produirait en raison d'une vieille théorie économique appelée la théorie des avantages comparatifs. Les pays disposent de main- d'œuvre peu qualifiée et de main-d'œuvre hautement qualifiée et quand un pays se mondialise, il peut se spécialiser davantage dans les produits qui font largement appel aux compétences des travailleurs peu qualifiés. C'est bon pour la demande de main- d'œuvre peu qualifiée et bon pour les salaires de la main-d'œuvre peu qualifiée et cela tend à réduire les inégalités. Ainsi, de nombreuses personnes ont-elles prédit que la récente mondialisation allait réduire les inégalités.

comme les ordinateurs, qui sont produits à travers une collaboration internationale. Un ordinateur peut être conçu aux États-Unis, programmé en Europe et assemblé en Chine. Et dans ce processus de production international, les personnes très peu qualifiées sont exclues car elles n'ont rien à offrir. Elles n'obtiennent pas le boulot. Il faut au moins quelques compétences minimales pour pouvoir travailler dans une entreprise informatique internationale et c'est cet aspect de la production internationale qui, selon nous, est en grande partie responsable de l'augmentation des inégalités. Si ta théorie est vraie, les travailleurs dits peu qualifiés seront confrontés à de nombreux défis, notamment dans les pays en développement ! Si notre théorie est vraie, et nous pensons qu'il y a beaucoup de preuves en sa faveur, elle suggère que la solution au problème n'est pas d'essayer d'arrêter la mondialisation, mais plutôt d'élever les compétences de ceux qui sont au bas de l'échelle afin qu'ils puissent aussi participer aumarché du travail international. Pour ce faire, il faut investir dans l'éducation et, surtout, dans la formation professionnelle. Mais cela ne se fera pas automatiquement, car les personnes dont nous parlons, les travailleurs dont nous parlons, sont trop pauvres pour payer eux-mêmes leur éducation. Ils ne peuvent pas acquérir les compétences eux-mêmes. Leurs employeurs ne seront pas nécessairement incités à leur donner une formation qualifiante. Si je suis un travailleur non qualifié et que vous êtes un employeur qui envisage de m'embaucher, eh bien, vous devrez me donner une formation pour que je puisse travailler pour vous. Mais si vous me donnez cette formation, je peux partir et travailler pour votre concurrent, et vous perdrez donc cet investissement en moi. Vous n'êtes donc pas suffisamment incité à former des travailleurs non qualifiés par vous-même, mais disons que le gouvernement vous accorde une subvention pour me former, vous serez peut-être disposé à le faire. Et donc la formation de travailleurs non qualifiés implique une collaboration importante entre le secteur public et le secteur privé, mais à mon avis, ce type de collaboration est important pour résoudre le problème très difficile de l'inégalité dans les pays en développement.

Eh bien, ce n'est pas ce qui s'est passé ....

En effet. Ce n'est pas ce qui s'est passé. En fait, c'est tout le contraire : La Chine a connu une très forte augmentation des inégalités, l'Inde aussi, et d’autres pays qui ont bénéficié en moyenne de la mondialisation ont, dans le même temps, vu une augmentation de la dispersion des revenus où les travailleurs hautement qualifiés s'en sortent plutôt bien et les travailleurs peu qualifiés sont laissés pour compte. Et donc en collaboration avec Michael Kremer, nous avons cherché à comprendre pourquoi la théorie des avantages comparatifs n'était pas la seule théorie en vigueur. Il pourrait y avoir d'autres explications à ce qui se passe. Notre théorie est que la mondialisation actuelle n'est pas seulement une mondialisation des biens de consommation, mais aussi une mondialisation du processus de production lui-même. Il y a donc de nombreux biens,

Eric Maskin Lauréat du Prix Nobel d'Economie 2007, Titulaire de la chaire Adams University et Professeur d’économie et de mathématiques Université Harvard. @Harvard

16

17

Vol 1 • N° 2 • Chemins d’Afrique 2021

Powered by