Chemins d’Afrique
2021
Agriculture : Souvenirs d’Asie et d’Afrique
années 1970, en partie parce que mes étudiants de Harvard voulaient des réponses, et aussi parce que la question comptait parmi l’un des enjeux les plus difficiles de l'économie du développement. Deux épisodes sont particulièrement vivaces dans ma mémoire. En 1980, le Parlement kenyan présentait son premier livre blanc sur la politique alimentaire. J’avais été invité à intervenir devant la commission parlementaire (à cette époque, Harvard avait également une équipe consultative au Kenya). Avant mon intervention, j'ai passé plusieurs jours à visiter le district de Machakos, en dehors de Nairobi ; un site choisi parce qu'il avait un secteur agricole particulièrement bien développé et diversifié. J'ai échangé avec des agriculteurs, des commerçants et des transformateurs afin de comprendre comment la politique agricole décidée au niveau national influençait une économie agricole locale dynamique, et j'ai été stupéfait de constater à quel point les décideurs locaux de Machakos étaient hostiles à l'environnement politique et réglementaire émanant de Nairobi. J'ai donc rapporté à la commission parlementaire ceci : « vous êtes en train de spolier allègrement et gaiement vos zones rurales ». La stagnation de l'agriculture kenyane qui s'en est suivie n'a certainement pas surpris quelqu'un qui a appris à ‘faire bouger l'agriculture’ en Asie.
d’une délégation de hauts fonctionnaires nigérians. Ces derniers souhaitaient s’informer de ce que le gouvernement indonésien avait fait dans le domaine de la politique agricole et alimentaire pour augmenter aussi considérablement la productivité rurale, réduire la pauvreté et la faim et stabiliser l'économie alimentaire nationale. Le président de Bulog m’avait demandé alors de faire un briefing aux Nigérians sur la question de la stabilisation ; une requête tout à fait raisonnable puisqu’au cours de la décennie précédente, je faisais déjà ce genre de briefings aux fonctionnaires indonésiens. J'ai expliqué à la délégation nigériane le système d'information de gestion qui liait les responsables des entrepôts locaux et régionaux de Bulog au centre de décision basé au siège à Jakarta, la capitale. Les relations étroites entre la Banque centrale, le Ministère des Finances, Bappenas et Bulog aidaient à lutter contre la corruption et fournissaient le financement flexible dont avait besoin une agence de logistique alimentaire confrontée à des récoltes de riz saisonnières très instables et des prix mondiaux incertains. Le programme d'intensification de la riziculture a amené l'Indonésie à l'autosuffisance en 1984, ce qui a fortement augmenté la complexité de la gestion du programme de stabilisation des prix du riz. J'ai expliqué aussi comment l'Indonésie et Bulog avaient géré le changement de stratégie qui s’imposait.
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n 1960, quand je passaismon premier examen final d’économie de première année à Harvard College, la Banque mondiale indiquait que le revenu par habitant au Nigeria était supérieur à celui de l'Indonésie - ces deux pays étaient exportateurs de pétrole. La même année, le revenu par habitant au Ghana était similaire à celui de la Malaisie – les deux pays étant de gros exportateurs de cultures tropicales. En 1968, Gunnar Myrdal publiait Asian Drama, un ouvrage novateur en trois volumes faisant une critique des perspectives de développement en Asie du Sud et du Sud- Est. La région toute entière était embourbée dans une pauvreté rurale croissante en raison de la faible productivité agricole. Les "États faibles" qui gouvernaient ces pays étaient corrompus et désespérément incompétents.
Le deuxième épisode s'est produit à la fin des années 1980 lorsque la FAO a parrainé une visite en Indonésie
Je suis arrivé en Indonésie en avril 1970 alors que je venais fraîchement d'obtenir un doctorat en économie à Harvard, et j'ai travaillé deux ans dans ce pays en tant que membre junior du service consultatif de Harvard auprès de l'Agence nationale de planification (Bappenas) et de l'Agence de logistique alimentaire (Bulog). Je suis retourné en Indonésie en tant que chercheur et conseiller en matière de politiques plus de 100 fois au cours des cinq décennies qui ont suivi. Lors de ces voyages, je m’intéressais particulièrement à la question de la politique alimentaire, et notamment sur la façon de stabiliser les prix du riz de manière efficace et efficiente. Au début des années 1980, l’agence Bulog était très performante dans ce domaine et les résultats macroéconomiques du pays en matière de croissance favorable aux pauvres ainsi que la stabilisation des prix du riz avaient commencé à être remarqués au niveau international. Plusieurs pays africains notamment voulaient savoir pourquoi ils avaient pris du retard par rapport à leurs concurrents d'Asie du Sud-Est alors que leurs perspectives semblaient tellement plus brillantes dans les années 1960. J'ai moi aussi beaucoup réfléchi à cette question au cours des décennies qui ont suivi mon expérience de résident au début des
Peter Timmer Professeur émérite titulaire de la chaire Cabot d’études de développement, Université Harvard University Ancien professeur à Stanford, Cornell, et à l’Université de Californie, San Diego, où il a servi comme Doyen Lauréat du Prix Leontief 2012.
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Vol 1 • N° 2 • Chemins d’Afrique 2021
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