Chemins d'Afrique VOL 1-No 2-June 2021

Chemins d’Afrique

2021

L’intrus africain

L’Afrique a simplement été proclamée terre de ponction. Ponction de diamants et d’héliodores, de rhodonites roses, de spinelles, d’aventurines empoussiérées issues des terres minières du sud. Rhodésie, Swaziland, Namibie. Ponction d’hommes durant les siècles et les siècles de traites négrières, arabe, occidentale. Transsaharienne, quand l’enfant est enlevé au détour du chemin

Lucy sans doute aura gardé la flamme d’attente d’une autre ère. Quand ? Peut- être un jour ? Classée première, elle est l’intrus. Celle qui, déplantée d’ici, se transplante là.

Samia Kassab Professeur, Université de Tunis. C magistrales, il a été difficile de s’accorder sur l’image projetée sur le mur. Donateur numéro un. Comment en effet concevoir une Afrique pourvoyeuse, sauf par une ironique inversion correspondant à un élan prospectif irréaliste, totalement déjanté, nous reportant au mieux à dans deux siècles? Pourtant, aux répertoires des donations, cette corne têtue, corne blanche et corne noire, a été classée parmi celles dans lesquelles on peut puiser. Depuis quand ? On ne le sait. Il ne sied pas aux savants de fixer le jour où la vache à lait a été saisie ni du moment où l’on a décidé de sa mise à contribution, à titre gracieux. e n’est un doute pour personne, dans les fictions économiques du monde, dans les déballages anthropoïdes et les rapports d’archéologie que l’Afrique a été le donneur numéro un. Certes, pour tant d’experts réunis autour des tables de cogitations Au matin du monde, Lucy était à l’ombre, déjà assurée d’être un jour couronnée du titre de Première Dame du monde – peu importe si, depuis, on en a découvert une plus vieille encore. Le continent avait droit à la médaille de la primauté. Arts premiers, cultures émergentes. Tout se disait dans le commencement, dans le « du-fond-des-âges », avec le supposé prestige qu’octroie cette priorité archaïque – ossements- témoins des Éthiopiques qui faisaient de toute façon pâle figure, dans les bons manuels d’histoire, face à l’énigmatique et spectaculaire panache des dessins rupestres de Lascaux. Le prestige du langage, des pensées naissantes a été transféré à l’Est, et, pendant des générations, on a rendu hommage au sanskrit, aux langues-mères, aux cultures pacifistes des lointains Orients : apanages des Indes, des Chines et des Asies. Alors les fils d’Ariane qui tissaient notre histoire encore mystérieuse n’eurent plus rien à voir avec la laine brute ni avec l’art tribal des Congo, avec les tempos masaï, et avec ces petites inventions bricolées auxquelles Lévi-Strauss, plus tard, donnera raison.

Dans implantations nouvelles des Afriques sur l’arbre indo-européen, au carrefour des flux sanskrits et des anciennes bornes celtes, aux bords des nécropoles vikings, dans l’attente d’un futur numérique indéchiffrable. les Dans la jungle urbaine des villes européennes, lorsque l’intrus, visage déjeté, reconnaissable avec la race portée devant dans sa noirceur, intrus passé dans les veines anthropologiques mais avec une étiquette de greffon rejeté. Dans les Amériques, les Caraïbes et les continents ployant sous la barrière tropicale, dans l’interface africaine, l’intrus jeté sur la plate-forme des Savanes, bras fondus dans les éclats de canne – « la dame aux grands cheveux » du De Forlonge de Césaire –, le tabac, le coton, l’intrus greffé créole, greffé chose sans nom, mais cependant donation à la richesse multipliée des génétiques. Comme un peu de poudre de baobab. Glissant disait d’elle dans Le Sel noir : « C’est elle en moi et non moi en elle ». Saluons en nous l’Intrus africain.

qui le mène à l’école. Transatlantique, avec ses cimetières d’ossements, Atlantiques noirs, noircis et renoircis au-delà même de l’abolition, Mascareignes et littoraux créoles sans autremémorial que des traces de travaux à mains nues – sans doute le plus énorme et le plus silencieux des patrimoines immatériels de l’humanité. Pensez-y, Monsieur Unesco. Mais ce ne fut qu’une trêve. Dans les ères mondialisées, le négoce a pris d’autres formes, exogènes ou endogènes, se vendre soi-même au plus vil prix étant aussi la partition que l’on attendait après l’intériorisation pleine et définitive de la cotation des races au marché de la chair : « on a vendu, loué, troqué la chair » (Glissant, Les Indes). Oui, l’Afrique est classée première sur la liste des donateurs. Les arts, seul domaine où la trace demeure quelles qu’en soient les épreuves transformatrices, témoignent du don généreux. Mais Appiah attend sans doute encore qu’un Picasso, qu’un Braque des jours fastes atterrisse sur le tarmac de quelque village où perdure – de toute éternité, Afriques fines et pensives, créatrices des mélancolies premières – l’âme ashanti. Donation des arts, des masques nobles, donation des hommes et des femmes, et des enfants – quarante- deux millions d’Africains déportés aux Amériques, aujourd’hui donation des migrants qui fluent comme nuées ardentes sur des Méditerranées tantôt propices tantôt meurtrières. Donation des sols, donations du sang. Et ces voix rares au clavier de l’homme biologique – Mori Kanté, Salif Keita, MyriamMakeba, PapaWemba, Miles Davis, James Brown, Shadé. Patrimoine d’art à mesurer au diapason de l’être, de l’existence qui fort heureusement les arracha à ce que promettait un enchaînement d’essence, une malédiction, un mauvais-dire.

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Vol 1 • N° 2 • Chemins d’Afrique 2021

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